Une guerre totale

Par actes des 5 et 6 juin 2023, la SEC a assigné devant des tribunaux américains respectivement Binance (plus précisément les sociétés américaines et étrangères contrôlant les plateformes d’échange Binance.com et Binance.us) et Coinbase (la société opérationnelle exploitant la plateforme Coinbase.com et sa société mère, toutes deux immatriculées aux Etats Unis) pour obtenir, en substance, l’interdiction de leurs activités de bourses d’échanges de crypto-actifs (« Exchanges ») sur le fondement de la violation des lois fédérales sur l’offre et la vente d’instruments financiers

Il n’empêche qu’en (i) s’attaquant aux deux plus grosses bourses de valeurs mondiales[1] en termes de volume de transactions – s’agissant de Binance, on vise ici principalement la plateforme Binance.com (celle qui n’est pas censée avoir de clients américains) – et (ii) en indiquant que les cryptomonnaies qui y sont négociées sont – au moins pour celles que la SEC vise dans sa plainte – des instruments financiers (securities), la SEC s’attaque à toute l’industrie des crypto-actifs. En d’autres termes, la SEC s’attaque bien à tout l’écosystème crypto, écosystème qui peut être défini à la fois comme l’ensemble des projets fondés sur la technologie de la blockchain (qu’il s’agisse de blockchains distin

La SEC ne s’est pas contentée d’avancer des pions. Elle aurait pu choisir de négocier et conclure un accord transactionnel avec les entités concernées. Elle a choisi de déclencher une guerre totale.

Le premier paragraphe de la plainte contre Binance résume bien l’esprit de l’action de la SEC.

« La présente action résulte du mépris flagrant des Défendeurs pour les lois fédérales relatives aux instruments financiers et pour la protection que ces lois confèrent aux investisseurs et aux marchés financiers. En agissant de la sorte, les Défendeurs se sont enrichis de milliards de dollars US tout en mettant en péril les biens des investisseurs. »

[1] Le terme Emetteurs peut être considéré comme inapproprié dans le contexte des cryptomonnaies mais il est utilisé dans la présente note par commodité.
[1] Nous visons ici les plateformes d’échanges de crypto centralisées (CEX) par opposition aux plateformes décentralisées (DEX).

Extra-territorialité et voile de la personnalité morale

Bien que l’esprit des deux actions engagées soit identique, les deux actions présentent des différences assez significatives.

L’action engagée contre Binance est particulièrement ambitieuse puisqu’elle vise non seulement les deux sociétés américaines contrôlant la plateforme Binance.us (BAM Trading Services Inc. – la société opérationnelle – et BAM Management Holding US Holding, la société-mère de cette dernière) mais également la société Binance Holdings Limited, qui est immatriculée aux Iles Caïmans, contrôlant la plateforme Binance.com et qui, selon ses déclarations, s’interdit d’ouvrir des comptes aux résidents des Etats Unis.

S’agissant de Coinbase, la SEC a assigné Coinbase Inc. et Coinbase Global Inc. (CGI), deux sociétés immatriculées dans le Delaware, la première étant la filiale opérationnelle de la deuxième et contrôlant la plateforme Coinbase.com. Coinbase Inc ne s’est jamais cachée de servir le marché américain, bien au contraire puisqu’il s’agit d’une société cotée sur le NASDAQ qui a décrit ses activités sur son S1 form (prospectus).

Il n’est donc pas surprenant, dans ce contexte, que Coinbase Inc et CGI soient poursuivies par le gendarme financier américain.

En revanche, il est assez remarquable que la SEC ait choisi de poursuivre Binance Holding Limited alors qu’il ne s’agit pas d’une société immatriculée aux Etats Unis et que la plateforme Binance.com (qu’elle opère) déclare n’avoir aucune activité sur le territoire américain, précisément parce que ce marché est réservé à la plateforme Binance.us exploitée par BAM Trading, société immatriculée dans le Delaware, et avec laquelle Binance Holding Limited n’a pas de lien capitalistique (si ce n’est avec le bénéficiaire effectif). Par-dessus le marché, la plainte de la SEC vise personnellement M. Changpeng Zhao, le plus souvent appelé « CZ »[1], fondateur, bénéficiaire et dirigeant de fait, selon la SEC, de toutes les entités Binance mises en cause.

Le Directeur Général de la SEC, M. Gary Gensler avait fait savoir dans une vidéo didactique publiée en avril 2023 sur Twitter que ce n’est pas parce que le propriétaire d’un berger allemand prétendait que ce dernier était un poisson rouge qu’un policier était mal fondé à lui demander de poser sur son animal une muselière. La SEC semble ainsi décidée à enjamber les obstacles de l’extra-territorialité, déchirer le voile de la personnalité morale et restituer aux instruments (crypto actifs) leur qualification juridique (instruments financiers) sans se préoccuper de l’environnement narratif qui accompagne leur émission ou leur commercialisation.

[1] On se souvient que le rôle joué par CZ dans la chute de FTX (FTX.US et FTx.com) et de son dirigeant et fondateur iconique Sam Bankman-Fried, communément appelé « SBF », avait été évoqué à maintes reprises lors des auditions du Sénat américain. Un tweet de CZ du 6 novembre 2022 mettant en doute la solvabilité de FTX avait déclenché le « bank run » sur FTX.

 

 

Binance, Coinbase, des chefs de demandes différents

Tous les chefs de demandes de la SEC contre Coinbase sont repris dans ceux présentés contre Binance mais l’inverse n’est pas vrai.

Il est reproché aux deux plateformes d’avoir exercé illégalement les fonctions de bourse de valeurs (exchanges), de courtier (broker) et de chambre de compensation (clearing agency), autrement dit d’avoir commercialisé ces services sans offrir à leurs utilisateurs/investisseurs les garanties attachées aux procédures d’agrément et de contrôle continu des organismes bénéficiant de ces agréments et à ce titre se conformant aux obligations qui leur incombent.

Il est reproché aux deux plateformes d’avoir exercé illégalement les fonctions de bourse de valeurs (exchanges), de courtier (broker) et de chambre de compensation (clearing agency), autrement dit d’avoir commercialisé ces services sans offrir à leurs utilisateurs/investisseurs les garanties attachées aux procédures d’agrément et de contrôle continu des organismes bénéficiant de ces agréments et à ce titre se conformant aux obligations qui leur incombent.

[1] On se souvient que le rôle joué par CZ dans la chute de FTX (FTX.US et FTx.com) et de son dirigeant et fondateur iconique Sam Bankman-Fried, communément appelé « SBF », avait été évoqué à maintes reprises lors des auditions du Sénat américain. Un tweet de CZ du 6 novembre 2022 mettant en doute la solvabilité de FTX avait déclenché le « bank run » sur FTX

 

 

Dans le cas des entités Binance, en plus des chefs de demandes présentés ci-dessus, la SEC leur reproche notamment les éléments suivants :

    (i)    d’avoir agi illégalement en qualité de broker-dealer, autrement dit d’avoir agi en qualité d’investisseur pour compte propre et non seulement en qualité d’intermédiaire,

   (ii)   d’avoir initié l’offre et la vente d’instruments financiers, à savoir notamment les tokens BNB, les stablecoin BUSD, les contrats Simple Earn, BNB Vault et Staking Program, c’est-à-dire, si l’on utilise le langage des IPO, d’être                des « émetteurs » d’instruments financiers et non seulement des bourses de valeurs facilitant la rencontre de l’offre et de la demande ; 

   (iii)  d’avoir fait de fausses déclarations relatives à la mise en place de procédure de prévention et de détection des risques de manipulation de cours et ainsi d’avoir trompé non seulement les utilisateurs de la plateforme mais aussi              les investisseurs tiers en equity dans BAM Holding.  BAM Holding a bénéficié d’une levée de fonds de 200 M USD afin de financer le lancement par sa filiale BAM Trading de la plateforme Binance.us.

(iv) d’avoir pratiqué, par l’intermédiaire d’une entité suisse contrôlée par CZ, la société SIGMA Chain AG, le « wash trading », pratique consistant à vendre à soi-même des actifs, sans justification économique, afin de gonfler artificiellement les volumes de transactions sur un marché donné. La SEC a relevé que dans les 11 jours suivants le lancement de la cotation de la valeur COTI, SIGMA CHAIN s’était échangé avec elle-même certains jours jusqu’à 35% des transactions enregistrées. Elle a aussi relevé que dans les trois mois précédents la levée de fonds de BAM Holding (entre le 4 juin et 31 aout 2021), SIGMA CHAIN avait fait du wash trading sur 51 des 58 valeurs crypto faisant l’objet des cotations, gonflant ainsi favorablement – et artificiellement – les volumes de transaction publiés.

 

(v)   d’avoir créé Bam Trading délibérément afin qu’elle interagisse avec les autorités américaines sur les questions réglementaires sans intention d’aboutir, qu’elle adresse le marché américain des utilisateurs, qu’elle ait accès aux banques américaines et qu’elle serve de bouclier (ou fusible) en cas d’attaques judiciaires contre Binance.us, les deux entités étant censées être indépendantes l’une de l’autre.

(vi) d’avoir transféré des actifs crypto et fiat des comptes des utilisateurs de Binance.Us vers des comptes bancaires détenus par la société Merit Peak Limited, société contrôlée par CZ, qui aurait utilisé a minima 20 Md de USD, y compris des fonds des utilisateurs, pour acheter des stablecoins BUSD et ainsi gonfler artificiellement les transactions sur cette stablecoin.

 

Un effet miroir

La plainte Coinbase et la plainte Binance présentent un effet miroir porteur d’enseignements sur la démarche radicale de la SEC.

En substance, il est reproché à Coinbase d’avoir exercé, sans agrément, une activité de bourse de valeurs et ainsi de ne pas avoir mis en place les mécanismes habituels de protection des investisseurs et des marchés financiers, faisant ainsi peser des risques anormaux sur ces derniers. Coinbase ne manquera pas de se défendre en indiquant que la qualification des cryptomonnaies en instruments financiers n’était pas claire, que la doctrine de la SEC sur cette question a évolué, qu’elle avait mentionné ce risque à ses investisseurs dans son prospectus validé par la SEC mais surtout qu’elle n’a pas élaboré de stratégies destinées à profiter des failles évidentes du marché non régulé.

Le cas de Binance est assez différent puisqu’il est reproché à ses entités, non seulement de ne pas avoir apporté à ses utilisateurs les protections que, selon la SEC, aurait dû apporter, s’agissant d’une bourse d’échange de instruments financiers mais en plus, d’avoir exploité délibérément à son profit les failles de l’absence de régulation.

Il est significatif que la SEC ait entendu poursuivre les deux plateformes de la même manière, faisant clairement comprendre aux acteurs que les cryptoactifs doivent être qualifiés de securities, qu’à ce titre l’échange de ces actifs doit être organisé dans un contexte réglementé et que les contrevenants seront sanctionnés, quel que soit leur degré de transparence et d’éthique.

 

Les cryptomonnaies qualifiées d’instruments financiers

Les deux plaintes contiennent une argumentation assez détaillée sur la qualification juridique de certains cryptoactifs négociés sur ces Exchanges sur la base des critères dégagés dans la décision SEC vs Howey[1]. La présente note n’a pas pour objet de discuter la qualification de ces crypto actifs en instruments financiers au regard du droit américain.

Il sera simplement relevé que la SEC a pris le soin de dresser une liste non exhaustive de cryptomonnaies répondant aux critères des securities et qui, à ce titre, ne peuvent être offerts ou négociés que dans un contexte réglementé. Ainsi, selon la SEC, ces valeurs ne peuvent être négociées sur aucun Exchange qui ne répondrait pas aux critères des marchés réglementés traditionnels, autrement dit, elles ne peuvent être négociées sur aucune des bourses crypto à ce jour.

Ces crypto-actifs visés dans les deux plaintes (en cumulé) sont :

BNB, BUSD, SOL, ADA, MATIC, FIL, ATOM, SAND, MANA, ALGO, COTI, AXS, CHZ, FLOW, ICP, NEAR, VGX, DASH, NEX.

 

[1] SEC v. W.J Howey Co., 328 U.S.293 (1946)

Bataille judiciaire, juridique et politique

La SEC demande l’interdiction permanente des activités de bourses de valeurs de Coinbase et Binance, la restitution des sommes indument perçues et le paiement de dommages-intérêts.

 

La SEC demande rien de moins que l’arrêt de mort de Coinbase et Binance et ce faisant, de la totalité des Exchanges ayant une activité sur le territoire américain. 

La bataille engagée est une bataille judiciaire en ce qu’il va y avoir un débat sur la réalité des faits reprochés (par exemple, la véracité des activités de wash trading ou le transfert d’actifs des utilisateurs de Binance sur des comptes Merit Peak Limited). Elle sera aussi une bataille juridique en ce qu’elle va occasionner des débats entre juristes, aux Etats Unis mais aussi partout dans le monde, sur la correcte qualification juridique d’une crypto monnaie. La bataille doctrinale fait rage. A titre d’exemple, dès le mois de novembre 2022, un groupe de juristes américains a publié une analyse sur la base de 266 décisions des Cours d’appel et de la Cour suprême tendant à démontrer que les crypto-actifs ne rentraient pas dans les critères du Howey test[1].

Le droit américain n’est pas et ne fait pas le droit européen mais compte tenu de l’étendue du marché américain et de la puissance du capitalisme américain (Coinbase est la deuxième plus grosse bourse de valeurs après Binance.com), il est évident que l’Union Européenne et les autres parties du monde seront attentives à l’issue de cette bataille.

Nous mentionnons pour mémoire que cette bataille juridique est et sera une bataille politique. Les acteurs de la crypto en appellent déjà au Congrès américain pour établir un régime juridique sur-mesure pour les crypto-actifs[2], confier à la CFTC la régulation des cryptos et/ou même remplacer Gary Gensler à la tête de la SEC.

 

[1] Cohen, Lewis R., Strong, Gregory, Lewin, Freeman & Chen, Sara, The Ineluctable Modality of Securities Law: WhyFungible Crypto Assets are Not Securities available

[2] Proposition du parti Républicain : https://financialservices.house.gov/uploadedfiles/digital_002_xml.pdf

Un modèle disruptif d’appel à l’épargne

L’écosystème crypto actifs constitue un défi pour les législateurs (dont le rôle est de protéger le marché et les utilisateurs/investisseurs). Il est aussi un défi pour le juriste en ce qu’il est un modèle de financement potentiellement disruptif.

Généralement, l’entreprise crypto est fondée sur un produit innovant basé sur la technologie blockchain (une nouvelle blockchain, un metaverse, un jeu en ligne, une bourse de valeurs) dont le fonctionnement dépend de l’échange dans l’écosystème crée par le produit (par exemple une blockchain ou un jeu en ligne) d’une monnaie en échange de services. Les tokens BNB permettent de bénéficier de réduction sur les frais de transaction sur Binance, les SAND permettent d’acheter des services sur le metaverse Sandbox, les SOL alimentent la blockchain Solana.

Ces crypto-actifs[1], dont le nombre est décidé uniquement par ses initiateurs, qui ne reposent sur aucun sous-jacent traditionnel (il ne s’agit ni de titres de capital ni de titres de créance ni de valeurs mobilières y donnant accès) sont ensuite offerts au public dans le cadre d’une ICO en contrepartie de monnaies fiat (EUR/USD) ou de crypto. Ces ressources serviront à financer le développement et l’amélioration du produit (ainsi que le marketing destiné à accroitre l’adhésion du public).

 

[1] Généralement qualifiés de utility tokens par opposition aux security tokens.

Ces cryptomonnaies, attachées à un produit sans qu’il s’agisse de titres de capital ou de créance, seront ensuite commercialisés et négociés sur une bourse de valeur. Les investisseurs parient donc sur le développement du produit mais aussi et surtout, dans le contexte actuel, sur la prise de valeur de la cryptomonnaie en question sur les bourses de valeurs. A titre d’exemple,  Decentraland a vendu 2,19 milliards de tokens MANA en contrepartie de 23 Millions USD. Il n’est pas absurde de penser que les premiers souscripteurs (acheteurs) des tokens MANA ont plus parié sur la montée de la valeur MANA que sur la valeur d’usage du token sur le metaverse.

Par ce biais, les entreprises crypto alignent les intérêts des fondateurs, des investisseurs en equity et des porteurs de crypto natives puisque la valeur de la monnaie dépendra du succès du produit, et ce sans qu’il y ait de dilution des fondateurs dans le capital social ou de perte de droits politiques. Il arrive même que les salariés des entreprises de crypto soient rémunérés partiellement en crypto. Certains salariés de Binance sont principalement rémunérés en BNB. L’émission de ces BNB ne reposant sur aucun sous-jacent tangible, il s’agit d’une mode de rémunération quasi gratuit pour l’employeur.   

Ces modes de financement sont efficaces et potentiellement disruptifs.

Ils sont un défi pour le juriste.

 

Des titres financiers sans émetteurs identifiés

Le sous-jacent du token n’est ni un titre de capital, ni un titre de créance, ni une valeur mobilière composée (au sens traditionnel). Nous mettons de coté dans notre raisonnement le cas des security token qui sont des valeurs mobilières représentées par des tokens (les sous-jacents de ces tokens sont généralement les titres de capital d’une société de capitaux). Il se peut même que l’entreprise propriétaire du produit ne soit pas une société commerciale ou même qu’elle ne soit pas une société tout court. Dans certains projets, la technologie est portée par des fondations ou des trusts. Il arrive même que la technologie/produit n’appartienne pas à une personnalité morale (cf. le développement des DAO[1]). Il n’en reste pas moins qu’il existe bien un sous-jacent – qui ne rentre pas dans les cases habituelles du droit des sociétés et du droit des obligations – dont la valeur boursière peut être certes déconnectée de la valeur réelle mais cette déconnection affecte aussi les valeurs boursières traditionnelles (qui, elles, reposent pourtant sur un sous-jacent traditionnel). 

Les deux actions engagées par la SEC les 5 et 6 juin sont une déflagration dans le monde de la crypto et il se pourrait bien qu’elle le soit aussi pour celui de l’appel public à l’épargne. Les retombées de ces actions méritent d’être observées de près car il est probable que le paysage juridique qui en résultera sera différent du paysage actuel.

 

14 juin 2023

 

Olivier KRY

Avocat Associé

MORELL ALART & ASSOCIE

 

[1] On signalera toutefois que l’absence de personnalité d’une DAO est toutefois mise à mal par une décision d’un tribunal américain du 9 juin 2023 contre la DAO Ooki la reconnaissant comme une personnalité morale.